Aujourd’hui, la prise de conscience autour des enjeux environnementaux est de plus en plus forte. Les individus sont en quête de pratiques environnementales, sur leur lieu de travail, comme à leur domicile. L’Institut Français pour la Performance du Bâtiment (IFPEB), en partenariat avec le laboratoire Epsylon, l’ADEME, Action for Market Transformation (A4MT), la psychosociologue Delphine Labbouz et le sociologue Gaëtan Brisepierre, a réalisé un rapport qui étudie les transferts entre les pratiques environnementales effectuées chez soi et au travail, afin de fournir des clefs pour encourager la diffusion de ces pratiques. Rencontre avec Delphine Labbouz, docteure en psychologie sociale et environnementale, consultante-chercheuse indépendante, co-rédactrice de l’étude.

« Transfert », « pratiques environnementales », de quoi parle-t-on ? Quels sont les enjeux de votre étude ?

Delphine Labbouz : Notre étude part du constat que les politiques publiques de transition écologique font rarement le lien entre les pratiques environnementales des individus à leur domicile et sur leur lieu de travail. Or, les individus transposent souvent au travail des actions qu’ils mènent chez eux, et vice versa. C’est ce qu’on appelle le « transfert ». « Transférer », c’est faire le lien entre nos sphères de vie.

Notre objectif, à travers cette étude, c’est de comprendre dans quelles conditions les individus sont incités à effectuer ce transfert de leurs pratiques environnementales entre leur domicile et leur travail. Par pratiques environnementales, j’entends les pratiques individuelles et collectives quotidiennes qui ont un impact positif sur l’environnement.

Nous espérons que notre étude aidera à démultiplier les comportements durables tant dans les sphères professionnelles que les sphères privées. Il s’agit également de permettre aux individus d’agir de façon consistante entre différents lieux de vie, et de façon cohérente entre leurs valeurs environnementales et leurs comportements dans différents domaines (tri des déchets, économies d’énergie, mobilité durable, etc.) Encourager cela, c’est réduire le sentiment de frustration de certains individus, qui aimeraient s’engager sur leur lieu de travail mais ne savent pas comment le faire par exemple. Et puis, plus généralement, c’est aussi une question de recherche de mieux-être chez soi et au travail.

Quelle a été votre démarche pour étudier les transferts ?

D.Labbouz : Nous avons suivi deux approches méthodologiques pour notre étude. La première, c’est une approche sociologique. Gaëtan Brisepierre et Anne Desrues ont mené 16 entretiens semi-directifs, avec des thèmes définis au préalable, et 13 autres entretiens, auprès de personnes identifiées comme « transféreurs », c’est-à-dire qui s’efforcent de mettre en place des pratiques environnementales chez eux et dans leur entreprise. Nous les avons rencontrés sur leur lieu de travail. Pour la partie domicile, on a demandé à des « transféreurs » de faire de l’auto-observation.

La seconde approche est psycho-sociale. On a fait une revue de littérature sur la notion de transfert, afin de créer un modèle d’analyse de ce concept. Nous avons fait passer un questionnaire à 375 salariés pour tester les variables du modèle établi. Puis, nous avons mené des expérimentations sur le terrain, sur les lieux de travail. Nous avons ainsi organisé plusieurs « journées test » dans différentes entreprises, avec des ateliers ou des stands sur des sujets thématiques comme le covoiturage, le tri des déchets ou encore la frugalité. Nous avons évalué l’impact de ces journées à travers des entretiens menés avec les participants.

Finalement, ce qui fonctionne le plus, c’est quand les « journées test » donnent aux salariés la possibilité de participer activement, de s’investir, de tester et d’expérimenter de nouveaux comportements. Cela les motive à intégrer dans leur vie privée les gestes qu’ils ont adoptés au travail, et inversement. De manière générale, notre travail a été très bien reçu, nous avons touché un public large, et pas seulement des personnes identifiées comme « transféreurs ».

Qui sont les « transféreurs »  ? Avez-vous dégagé des grands profils types ? 

D.Labbouz : Nous avons pu observer des profils de « transféreurs » très différents : des cadres, des employés, des travailleurs manuels, des professions plus intellectuelles. En fait, tout le monde peut être un « transféreur », ce n’est pas réservé à une partie de la population, même si certains profils sont plus sensibles aux pratiques environnementales que d’autres. 

Quatre profils types de « transféreurs » se sont dessinés :

  • Les « partisans », les plus nombreux, sont des cadres, sensibles aux thématiques environnementales. Ils ont de bonnes pratiques chez eux, qu’ils souhaitent importer sur leur lieu de travail.
  • Les « pragmatiques » sont plutôt des profils de travailleurs manuels. Ils ont été éduqués au développement durable à travers l’entourage, la famille. Ils transfèrent leurs pratiques de chez eux à leur sphère professionnelle dans une logique de convivialité.
  • Les « professionnels », eux, transfèrent leurs pratiques du travail à leur domicile. Ils ont acquis un savoir sur les enjeux environnementaux grâce à leur travail, souvent sur des questions liées à l’énergie, comme la rénovation énergétique. Ils suivent une logique instrumentales : ils utilisent leurs savoirs professionnels pour améliorer leurs pratiques chez eux.
  • Enfin, les « inspirés », transfèrent leurs pratiques du travail au domicile. Ce ne sont pas des experts, mais ils ont eu une montée en compétence et une prise de conscience sur les enjeux de durabilité grâce à leurs métiers. Ce sont souvent des métiers à visée pédagogique.

Quels sont les leviers d’action pour favoriser les « transferts » ? Et les freins ?

D.Labbouz : nous avons identifié plusieurs leviers d’action. Le levier central est l’identité environnementale, c’est-à-dire le fait que les valeurs environnementales soient importantes pour que l’individu se définisse personnellement et professionnellement. Agir pour l’environnement est associé à des émotions positives comme la fierté. Il faut que les entreprises donnent à leurs salariés les moyens d’exprimer leur identité environnementale. Si l’on veut que les comportements soient durables, il est très important que cet engagement vienne de motivations internes à l’individu (par exemple, je le fais car cela me fait plaisir, c’est intéressant, je suis motivé, etc.), et non pas de causes externes (par exemple, je le fais car mon employeur me l’impose, je suis obligé, je souhaite obtenir une récompense ou éviter une punition, etc.). Développer son identité environnementale permet à un « transféreur » de trouver du sens dans son travail.

Un autre levier important est la perception de similarité que l’individu a entre son domicile et son lieu de travail. Il faut que le « transféreur » ait l’impression qu’il peut mettre en place les mêmes pratiques dans les deux sphères. Par exemple, développer un système de tri efficace et complet. Pour favoriser les transferts, il faut également que l’individu soit certain que ses actions seront efficaces, qu’elles auront un impact. Enfin, il est absolument nécessaire, dans le cadre du travail, que les entreprises encouragent la prise d’initiative individuelle. Il faut développer des cadres collectifs qui valorisent les transferts en interne.

Bien entendu, pour que cela prenne de l’ampleur, le phénomène de transfert doit bénéficier d’un portage politique et véritablement s’intégrer dans des démarches RSE. Il manque encore trop souvent du lien entre les approches RSE et les transferts qui peuvent être à l’œuvre au sein d’une entreprise.

Nous avons également identifié des freins aux transferts, sur lesquels il faut être vigilant. D’abord, il y a le manque de moyens ou d’infrastructures des entreprises pour valoriser les projets de leurs salariés. Il peut également être difficile de trouver un consensus entre collègues : tout le monde n’a pas la même sensibilité. Enfin, les « transféreurs » peuvent se sentir isolés, alors que la mise en place de pratiques environnementales passe au contraire par la création de groupes de salariés investis. C’est donc important d’avoir accès à des témoignages ou encore des retours d’expérience.

Quelles recommandations à destination des entreprises ?

D.Labbouz : Favoriser les dynamiques de transferts, c’est très important pour une entreprise. Mettre en place des pratiques environnementales permet d’avoir une bonne image et d’augmenter son attractivité. De plus, c’est un très bon support de cohésion d’équipe, et cela augmente de bien-être de l’individu au travail. Par conséquent, cela joue sur la productivité. Enfin, réduire son impact environnemental, c’est aussi réduire ses factures énergétiques, en consommant moins et mieux. Nous avons mis en place différentes fiches techniques afin d’accompagner les entreprises dans la valorisation du transfert et des « transféreurs ». Pour que les transferts soient efficaces, il faut qu’il y ait à la fois une politique top down et bottom up dans les entreprises. Les salariés doivent pouvoir être force de proposition, et la hiérarchie doit mettre en place un cadre qui favorise la prise d’initiative. Il faut également que le travail soit un lieu d’expression pour l’individu, qu’il puisse participer activement à la vie du lieu. Les valeurs des « transféreurs » doivent être reconnues et valorisées. Cela passe, par exemple, par la mise en place d’ateliers concrets, et de réseaux de « transféreurs ». Enfin, il est essentiel que les entreprises aient une approche holistique des enjeux durables. Aujourd’hui, les politiques RSE sont très segmentées : d’un côté le tri des déchets, d’un autre les économies d’énergie… Mais le développement durable, c’est un tout. Les entreprises doivent mettre en place des politiques qui permettent aux individus de faire le lien entre ces thèmes.

Et pour la suite ?

D.Labbouz : la suite, c’est s’appuyer sur l’étude afin d’encourager très concrètement le développement des pratiques environnementales. Pour cela, il est important de voir émerger des clubs locaux de « transféreurs », qui puissent échanger sur leurs expériences respectives. Nous souhaitons permettre à ces personnes de s’identifier en tant que tels, et de se retrouver. C’est pourquoi l’IFPEB lance un appel à témoignage, afin d’inviter tout individu qui se sent concerné à s’exprimer et à faire part de ses pratiques. Enfin, nous allons lancer un sondage de grande envergure, grâce au soutien financier de l’ADEME, sur la plateforme Harris Interactive. Pour l’instant, notre étude n’est pas représentative de l’ensemble de la population. Les chiffres que nous avons établis sur les transféreurs, par exemple le pourcentage de cadres parmi eux, ne s’appliquent donc pas à tous les Français. L’objectif de ce sondage est de faire passer des questionnaires à un nombre d’individus beaucoup plus importants, afin de mieux cibler les profils des transféreurs, leurs pratiques, et les freins qu’ils rencontrent, et surtout d’avoir des chiffres représentatifs de la population française.

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